lundi 2 février 2015

SCRIPTS SEXUELS ...

John H. Gagnon est l'un des maîtres actuels de la recherche sur la sexualité. On lui doit notamment d'avoir, bien avant Michel Foucault, démontré que la sexualité est une construction sociale : c'est la célèbre théorie des scripts de la sexualité qui, cependant, reste encore peu connue en France.

Sommes nous libre dans nos fantasmes et nos sexualités ? NON : 

Prenez une superbe femme, remplie de désir

Un hétéro, une lesbienne, ne sauraient que se réjouir de passer un moment en sa compagnie… Et pourtant. Si une femme, inconnue, se présente nue en frappant à votre porte, si elle réclame du sexe, il y a de fortes chances que vous appeliez la police. Pourquoi ?

Il existe depuis les années 70 une théorie relativement peu connue du grand public en France : la théorie des scripts sexuels. Elle repose sur l’idée que la sexualité ne relève pas d’un besoin physique «naturel», ni «instinctif», inscrit en nous à la naissance. Elaborée par deux sociologues américains – John Gagnon et William Simon – cette théorie repose sur un constat simple : il y a plein de situations qui désamorcent la sexualité. En d’autres termes : c’est la situation qui excite (ou pas). Un exemple ? «Prenez un homme ordinaire de la classe moyenne […] et envoyez-le en voyage d’affaires, ou pour raisons professionnelles, dans un grand hôtel relativement anonyme. En retournant à l’hôtel le soir, il ouvre sa porte et là, dans la pénombre du couloir, il distingue une femme extrêmement séduisante et presque nue. On peut tout à fait penser que l’excitation sexuelle ne va pas être sa première réaction. Une petite minorité d’hommes – ceux qui sont un peu plus paranoïaques que les autres – vont tout d’abord chercher à identifier les signes de la présence de l’avocat de leur femme ou d’un détective privé. La majorité d’entre eux optera tout simplement pour une retraite embarrassée et précipitée. Même de retour dans le couloir et voulant vérifier le numéro de sa chambre, notre homme n’aura pas de réaction sexuelle. Il retournera plus probablement à la réception pour élucider le problème et utilisera le téléphone, qui est affectivement neutre. Dans cette situation, il manque un script efficace qui autoriserait cet homme à définir cette femme comme acteur érotique potentiel (le simple fait qu’elle soit séduisante ou presque nue n’est pas suffisant en soi) et la situation comme potentiellement sexuelle».

Il ne suffit pas d’avoir des organes génitaux pour avoir envie

Ce texte est de John Gagnon. On lui doit d’avoir, bien avant Michel Foucault, remis en question l’idée selon laquelle la sexualité relèverait d’un besoin physique, voire biologique. Cette idée, héritée de Freud et Kinsey, établit que nos désirs sont inscrits en nous de naissance et nous programment pour assurer la survie de l’espèce. Gagnon s’étonne : si c’était vrai, nous devrions être capables de bander ou de mouiller pour n’importe quel partenaire sexuel potentiel. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? L’explication la plus courante veut que l’humain soit une boule de pulsions à l’état naturel mais qu’à l’état civilisé, il ait appris à se contrôler. En d’autres termes : si la société existe c’est pour canaliser notre instinct sexuel. De nos jours encore, cette explication est défendue aussi bien par le courant psychanalytique hérité de Freud que par le courant behavioriste hérité de Kinsey. Ces deux courants partagent l’image prédominante d’un «instinct sexuel considéré comme une exigence biologique fondamentale qui s’exprime de manière autonome et qui doit être contrôlé par la matrice culturelle et sociale». 

Cette vision de la sexualité ne colle pas avec les faits, remarque Gagnon. Dans la réalité, l’excitation est psychique, non pas physiologique. Faire l’amour, ce n’est pas «comme si l’on frottait deux bâtons pour faire du feu.» Il ne suffit de produire un peu de chaleur corporelle pour que l’orgasme se produise. Dans les faits, énormément d’actes en apparence érotiques ne le sont pas : «la palpation des seins dans le dépistage du cancer, l’examen gynécologique, l’insertion d’un tampon dans le vagin, le bouche-à-bouche lors d’une opération de secourisme.» Lorsqu’un homme exhibe son pénis en surgissant d’une porte cochère, vous avez peur, vous n’êtes pas excité(e)s. Dans les faits, un indien des plaines n’est pas excité par les mêmes choses qu’un pèlerin huguenot. Un Japonais n’est pas excité par les mêmes choses qu’un Africain. Il ne suffit pas d’avoir des organes génitaux pour avoir envie. Ni d’en voir, ni d’en toucher, ni de se faire toucher. Pourquoi ? Parce que, pour devenir sexuelle, une situation doit correspondre à ce que Gagnon et Simon appellent un «script», c’est-à-dire un scénario conforme à ce que vous avez appris à considérer comme excitant. Il faut aussi que votre partenaire partage cette vision des choses, d’ailleurs. Ceux et celles qui fantasment sur le fait d’être une «salope», trouvent rarement excitant d’être au lit avec quelqu’un qui les méprise et les insulte au premier degré.
Pour être sexuelle, une situation doit correspondre à quelque chose que vous avez appris à considérer comme sexuelle, continue Gagnon. Par exemple : si vous avez appris que l’anus d’un homme (un «vrai») est intouchable, il y a peu de chances qu’un doigt dans le cul vous excite. Mais si vous avez appris qu’il y a un point G dans l’anus, et pour peu que vous ayez fait l’expérience de cette caresse, vous serez très excité qu’on vous la propose. Les scripts se construisent d’ailleurs toujours à plusieurs niveaux. Au niveau social, familial, il s’agit de scénarios qu’on vous apprend à considérer comme l’ordre des choses : «Quand tu auras 13-15 ans, tu tomberas peut-être amoureuse, vous prévient votre mère. A ce moment-là, le garçon voudra t’embrasser…». Le script social c’est l’ensemble des actes prescrits ou interdits que les enfants, en grandissant, apprennent à interpréter comme des choses excitantes : on leur dit que le baiser doit se faire avec la langue (ce qui, a priori, est plutôt dégoûtant), qu’il faut d’abord un rendez-vous avant le passage à l’acte et d’abord des préliminaires avant la pénétration… Dans la société contemporaine, un certain nombre d’attitudes, de postures, de conduites sont présentées comme ayant une valeur sexuelle et c’est pourquoi, afin de se rendre excitant(e)s, les femmes portent des talons aiguilles et les hommes des symboles pouvoir qui, dans d’autres cultures, sont regardés avec étonnement… Autres cultures dans lesquelles prolifèrent des signaux sexuels que nous sommes incapables de «voir», à moins d’être initiés.

Le script, le scénario il faut le construire

Mais les scripts ne sont pas que sociaux. Ils se construisent aussi au niveau individuel. Chaque personne apprend à se construire avec et contre la norme ambiante, par confrontation de ses scénarios personnels avec ceux que sa communauté d’appartenance lui prescrit et ceux que ses partenaires veulent lui faire partager. Chaque rencontre offre l’occasion de découvrir des scripts différents, avec lesquels «arranger» les siens. «On observe une lutte permanente entre les groupes et les individus pour faire valoir leurs propres scénarios», raconte Gagnon, qui analyse l’évolution des sociétés comme une forme de lutte permanente entre ce que le système dominant (la famille, l’école, la religion, la culture, la loi, l’armée, les entreprises, etc.), désigne comme «bonne sexualité» et ce que nous trouvons, nous personnellement, excitant. Toute la dynamique sociale s’enroule autour de cette lutte permanente, grâce à laquelle on se construit, ajoute Gagnon qui définit la sexualité comme le moteur de notre évolution personnelle et collective. Avec lui, le désir n’est plus cette pulsion bestiale contre laquelle nous devons nous battre, mais au contraire cette graine que la civilisation place en nous afin de nous aider à devenir plus adulte, plus autonome, plus apte à jouir de la vie et à donner du sens à nos existences. Avec la théorie des scripts (1), «plus que l’expression culturellement censurée d’un instinct, le désir apparaît comme le mouvement vers un possible».

Les scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir, de John Gagnon. Traduction : Marie-Hélène Bourcier. Préface d’Alain Giami. Editions Payot.
A lire : «Les constructions sociales de la sexualité», de Michel Bozon et Henri Leridon. In: Population, 48e année, n°5, 1993 pp. 1173-1195.
«Présentation de l’article de John Gagnon», de Michel Bozon et Alain Giami. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 128, juin 1999. Sur la Sexualité. pp. 68-72.
(1) La formule finale est extraite du texte co-signé par Bozon et Giami.

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